mardi 17 avril 2007

Diario Freddo - Mercredi 17 avril 1985

La rencontre insolite d’un bouton de chemise et d’un mégot de cigarette sous la table d’un gébécuique.

Nous sommes assis l’un en face de l’autre. Nous avons fini de manger. Il ne dit rien, moi non plus. Il ne me regarde pas. Il pense, les yeux fixés sur un point sans importance, dans la rue qu’il voit à travers la fenêtre. Je me laisse aller au même genre de rêverie. Mon regard rencontre sous la table voisine un bouton, une cigarette à moitié fumée. Cigarette….

Sur son paquet de cigarette, j’avais écrit quelques mots doux : dans cette ambiance de fête, on ne s’entendait plus. A verso d’une enveloppe d’allumettes, il avait répondu d’un équivoque : « Don’t forget I am thirty ». Son âge m’importait peu, je ne voulais que lui. L’intérêt que je lui portais ne le dérangeait pas. Je lui plaisais, évidemment, mais j’avais seize ans. Il hésitait encore à se rapprocher de moi. Sans doute par crainte d’essuyer un refus catégorique. Après tout, nous n’avions bavardé jusqu’alors qu’à l’abri de la plaisanterie.

Le lendemain, il me parlait de sa vie, de ses amours perdus, d’un mariage qui avait échoué un mois juste avant le jour des noces. Il racontait ses nuits alcoolisées, ses vacances au canada et ses succès professionnels. Et puis encore la vie et ses mauvaises surprises. Il disait combien il était las de cette comédie que les hommes doivent jouer aux femmes pour les séduire. « Les femmes, il ne faut jamais leur dire qu’on veut coucher avec elles, sinon elles s’enfuient.»

Et moi, j’étais restée là à écouter ses théories, à l’écouter parler de sa vie, à marcher à ses côtés et à le regarder. Il avait l’air hypnotisé par ses propres paroles. Il reprenait périodiquement la litanie de sa vie, comme si ma présence ne comptait pas, comme si j’existais de moins en moins. Et il commençait à m’agacer. Je n’appréciais pas du tout d’être réduite, morceau par morceau, à une paire d’oreilles. C’était à moi de trouver le mot de passe, la clé qui le délivrerait de son discours.

J’ai saisi l’occasion : « Et si c’était une femme qui te séduisait ? »

- « Oh ! Ce serait tellement, tellement ….plus … cool … ». Il s’était arrêté de marché et m’avait regardée avec un regard étonné qui disait « Serait-ce possible ? »

Il a lu dans mon regard quelque chose de furieux, une rage adolescente. Il a eu l’air de comprendre quelque chose un moment. Je ne saurais dire quoi, mais je sais qu’il se trompait.

- « Petite fée » dit-il en me caressant la joue.

Etait-il prêt à m’embrasser ou à éclater de rire ? A cet instant je me rendis compte que j’avais peut-être finalement réussi à éveiller son désir.

Nous nous promenions, moi et l’homme que je désirais, seuls, dans les bois. Son regard n’était plus celui d’un petit garçon à sa compagne de jeu ni celui d’un frère à sa petite sœur. C’était pour la première fois celui d’un homme à une femme. Et comme toutes les femmes, j’ai eu un moment l’envie de m’enfuir. N’avais-je pas déjà atteint mon but, selon ses théories ?

Je suis restée. Je voulais poursuivre la promenade : « On marche ? » - « Oui », dit-il, en me prenant par les épaules. « J’attendais ce moment, pourtant je n’osais pas y croire. Je ne voulais pas expliquer nos rencontres fréquentes, et puis… »

Pour le faire taire je l’ai embrassé. Je n’en pouvais plus de ses vains discours.

- «Ecoute, je ne l’ai jamais fait. Je veux que ce soit toi le premier. C’est la seule explication qui compte. Compris ?»

Il a semblé embarrassé ou ému. Je me demande maintenant ce qui pouvait bien se passer dans sa tête. Mais là, sur le moment, ça m’était complètement égal. Et s’il avait imaginé ce qui se passait dans la mienne, m’aurait-il soulevée dans ses bras comme une jeune mariée ? M’aurait-il emportée comme le héros d’un film qui ravit la belle héroïne qui vient de lui avouer en pleurant un amour passionné et sans borne ?

Je n’avais nullement l’intention d me donner à lui. Je voulais le prendre. Je ne m’abandonnais pas à lui. Je ne lui cédais pas, Je ne lui offrais rien. Car ce n’est pas un cadeau ce dont on se débarrasse. Ce que je voulais de lui, c’était une initiation. Et de quoi me rendre la mort indifférente. Je pensais souvent « Mourir enfant, c’est comme aller en Egypte et ne pas voir les pyramides ! » L’idée de cette mort m’était insupportable.

Alors, j’ai joué le jeu. J’ai fait la jeune fille ravie. Je l’ai laissé m’emporter en étouffant à moitié un rire de surprise. « Mais, tu veux dire ... Ici ? » - « Mais, pourquoi pas ? Je t’en prie, dans la nature, c’est si beau ! » dit-il. – « Mais je ne peux pas…. » soupirai-je.

J’ai renversé la tête et j’ai vu la cime des grands pins, le vent qui faisait se balancer leurs branches. J’entendis les bruits de la forêt. C’était magnifique.

Il m’a déposée au milieu des fougères. Il a commencé par m’embrasser et me caresser. Il m’a débarrassée de mon vêtement doucement, pièce par pièce. Et nous n’avons plus parlé qu’avec nos yeux, nos sourires et nos rires. Et puis nous avons laissé parler le désir.

J’ai crié, c’est vrai. Je voudrais fabuler, parler de larmes et du bonheur de vivre. Dire que je jouissais, pour la première fois et dès la première fois. Parler du grand frisson bleu. Mais ce ne serait que des mensonges romantiques. Ecrire : « Le plaisir s’imposait à moi avec une force qui faisait trembler tout mon corps », comme dans un roman à l’eau de rose. Le sentiment qui dominait était tout simplement l’étonnement. Un étonnement d’enfant. Celui d’une rencontre avec soi, celui du premier geste, du premier pas, du premier mot articulé. Le plaisir n’était pas absent, mais je ne m’envolai pas au septième ciel. Je ne m’oubliai pas du tout. Je ne partageai rien. J’étais au contraire très présente, très consciente de la forêt. Je me sentais m’élargir, grandir, devenir aussi immense que la terre, aussi puissante que le vent. Des années plus tard, mon expérience de l’orgasme serait celle du bouillonnement des rapides, la chute d’un large torrent en cascade gigantesques. Une autre fois, celle de la déflagration brusque d’une bombe incendiaire.

Je ne sais pas et je ne saurai jamais ce qu’il a vécu. J’ignore encore quelles images peuvent donner une idée du plaisir d’un homme. Je n’ai pas osé lui demander. Je trouvais difficile de choisir des mots qui auraient sonné juste. J’étais troublée et je me taisais. Il a paré le premier. Il a prononcé quelques mots avec une voix d’emprunt : qu’il était temps de rentrer, si ça allait, si je n’avais pas faim ou soif. Je répondais par des signes de tête. Je souriais chaque fois que nos regards se croisaient.

Il avait été très doux. Parfait. Il avait pourtant l’air de s’excuser. Finalement, il a retrouvé sa voix habituelle, sur le chemin du retour et il m’a demandé : « Petite fée, comment est-ce possible ? Comment pourrais-tu m’aimer ? Tu sais bien que dans trois jours je dois retourner en Amérique. Et qui sait pour combien d’années ? » Je le savais et cela faisait un mois que, le poursuivant, je ne pensais qu’à cela : je décomptais les jours. – « Trois jours. Trois jours d’amour, c’est mieux qu’une éternité d’ennui. Trois jours entiers, c’est très bien. », lui ai-je répondu.

Il est parti. Il m’a téléphoné plusieurs fois d’Amérique. Un jour, il a appelé durant mon absence. Ma mère lui a répondu que ce n’était plus la peine, que j’étais avec un garçon de mon âge, maintenant. Il n’a plus jamais donné signe de vie.

Sous la table, le mégot, le bouton viennent d’être balayés par un vendeur. Je continue de promener mon regard au hasard. Sur la table, une souche. Au verso sont écrit quelques mots de bienvenue et de remerciement. Un mot m’accroche : il ressemble au nom de l’homme qui rêvasse en face de moi.

Et si je plie le K pour évoquer un H ? Je lui mets le bout de papier sous les yeux. Il a pris l’air de quelqu’un qui se réveille. Il a lu. Il a compris. Il a esquissé un rire gêné et détourné les yeux. Ila réagit. Il me regarde et sourit.

Lou Schibronsky ( Septembre 1984 - Avril 1985)

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