dimanche 15 avril 2007

Diario Freddo - Lundi 15 avril 1985

Pour en finir avec Wittgenstein

On a souvent rapproché la méthode « thérapeutique » du Wittgenstein des Philosophical Investigations de l’enseignement d’un maître Zen. Lire Wittgenstein, c’est commencer par renoncer à recevoir un quelconque enseignement, du moins sous la forme d’une doctrine de laquelle se réclamer. C’est aussi renoncer à attendre des explications et se contenter des descriptions d’usage de mots et des tableaux synoptiques d’où l’illumination doit jaillir. C’est ainsi prendre le risque de l’attendre en vain, cette illumination : le risque que le texte finalement ne nous dise rien.

Les grands problèmes de la philosophie traditionnelle et les tentatives pour leur apporter des solutions sont comme cette « troisième patte du poulet » à laquelle nous ne pouvons nous empêcher de conférer une existence. Ils sont des tentations et des désirs qu’il nous faut éteindre, mais auxquels, selon Wittgenstein, il nous faut aussi tirer notre chapeau, par égard pour ce vers quoi, en gesticulant sur place, l’idéaliste, le solipsiste ou le réaliste essayent vainement de faire mouvement.

Le contraste est surprenant pour celui qui se rapporte au texte de Wittgenstein après avoir lu certains interprètes, entre le grand maître génial qu’ils dépeignent – et promettent - et l’auteur ascétique « qui boude systématiquement son plaisir (et celui du lecteur) en matière de théorie », comme l’écrit Jacques Bouveresse dans La rime et la raison. Il est un maître déroutant qui suscite chez son élève le désarroi, même si c’est dans un but précis. Le lecteur novice peut ne pas dépasser ce stade de confusion (puzzlement, en anglais) et se demander à propos des commentateurs où ils vont chercher tout ça. Ne disent-ils pas eux-mêmes que les Investigations philosophiques sont le genre de texte qui peut se prêter à touts sortes d’interprétations délirantes à l’abri desquelles il est difficile de se maintenir. La situations des interprètes est très précaire parce qu’étant eux-mêmes philosophes, ils sont toujours sujets aux tentations théorétiques qui les conduiraient, s’ils y succombent à tirer une doctrine d’un texte qui se veut neutre – à peu près comme me magicien tire un lapin d’un chapeau.

Pour autant qu’il entreprenne une lecture wittgensteinienne des Investigations, l’interprète se faisant ainsi élève, est par rapport à notre lecteur novice un disciple aguerri qui serait déjà venu à bout de ses premiers koans, ces énigmes donnée à l’élève par le maître Zen pour qu’il y fixe son attention pendant la méditation. Il aurait déjà connu l’une ou l’autre forme d’illumination et viendrait dans ses «écrits faire partager aux novices son enthousiasme.

Qu’en est-il de ceux qui furent à proprement parler les élèves de Wittgenstein, pendant sa courte carrière à Cambridge ? Ce n’est pas parce qu’on a subi la cure wittgensteinienne que l’on devient thérapeute ni a fortiori un philosophe thérapeute de l’envergure de Wittgenstein.

Je vois deux possibilités extrêmes. Si le traitement s’est avéré efficace, l’étudiant atteint de philosophie se trouve libéré de toute tentation théorique (celle-ci a été réduite au silence) et dans une indifférence totale par rapport aux grands problèmes traditionnels, il s’en va étudier la médecine, le droit, ou quelque chose d’utile à la société.

Si le cancer philosophique a été découvert trop tard, et que malgré les différentes neutralisations wittgensteinienne, l’élève reste insatisfait, on le verra finalement se libérer non pas de son cancer mais de son thérapeute.

Il serait intéressant de voir les cas intermédiaires dans la réalité : ceux qui se sont dits disciples de Wittgenstein, bien que celui-ci n’ait jamais prétendu faire école. N’ont-ils pas fini par amender ou rejeter du moins sur certains points le discours du maître ? Autrement dit, n’ont-ils pas fini par ménager un espace pour leur propre discours philosophique, perpétrant ainsi un meurtre symbolique du père ? Je ne sais pas dans quelle mesure Wittgenstein ne s’exposait pas lui-même aux coups lorsqu’il exhortait à penser par soi-même. L’élève ne doit-il pas nécessairement tuer le maître ?

On peut concevoir des doutes sur l’efficacité du traitement wittgensteinien. Rencontrons nous un seul représentant du premier destin, la guérison totale ? Peut-on réellement se guérir de la philosophie ? Si l’on sait que Wittgenstein écrivait surtout pour apaiser ses propres tourments, on peut aussi se demander s’il a seulement réussit à se guérir lui-même, ou bien s’il n’a pas contribué, en élaborant des techniques thérapeutiques à entretenir et à nourrir le cancer philosophique. En définitive, le deuxième destin extrême envisagé, n’est il pas le plus wittgensteinien ? Il y était question de meurtre. Le Tractatus nous montre un exemple de suicide philosophique. Alors que son but est de réduire au silence tout verbiage métaphysique, l’auteur du Tractatus se permet d’écrire ce qu’on n’a pas manqué de décrire comme le chant du cygne de la métaphysique.

Comment réussit-il ce tour de force ? L’exposé se termine par un aphorisme qui a pour effet de biffer tout ce qui a été dit précédemment. Si vous l’avez bien compris, vous voyez que tout ce qui précède n’est que non-sens. Ce n’était qu’une tentative pour dire ce qui ne peut qu’être montré. Et cependant que cette entreprise n’a pas été totalement vaine puisqu’elle est l’échelle qui nous permet d’échapper à l’abîme philosophique, tandis que les théories et les écrits sur lesquels nous avions pris appuis du pied y sombrent.

Lou Schibronsky

Aucun commentaire: