L’art du questionnement.
Par Lucie Antoniol, coach socratique. www.dialogism.org
Une des caractéristiques du dialogue socratique, tel qu’il est pratiqué aux Pays-Bas et en Flandres, est de prendre pour point de départ des questions de second ordre, c’est à dire des questions qui se discutent. Ce sont des questions auxquelles il n’y a pas de « bonnes réponses » qui reposeraient sur l’accès à des connaissances, à des définitions ou à des traits psychologiques individuels.
Par exemple “Qu’est-ce qui est drôle” plutôt que “ Qu’est-ce que je trouve drôle?”
“Qu’est-ce qu’un bon manager?” plutôt que “Qu’est-ce qu’un manager?”
“Comment peut-on grandir dans une fonction?” plutôt que “ Combien d’années d’expérience faut-il en moyenne pour qu’une personne puisse se sentir bien dans une fonction?”
Considérez les questions suivantes :
Quand part le prochain train pour Bruxelles ?
Combien pèse cette personne ?
Quelle est la capitale de l’Espagne ?
Ces questions sont toutes des demandes d’information. Elles posent toutes un problème pour lequel il existe une solution, leur réponse est vérifiable. Nous pouvons facilement et objectivement séparer les bonnes réponses, les réponses correctes, des réponses incorrectes.
Ce sont des questions du premier ordre.
Comparez maintenant avec les questions suivantes :
- Quelle est l’utilité de cette formation ?
- Est-il important d’apprendre ?
- Pourquoi les pays ont-ils une capitale ?
Ces questions ne sont pas résolues dès que l’on y apporte une réponse possible. Sur la manière d’y répondre les opinions divergent. Les réponses sont plutôt « subjectives », parce qu’elles sont des opinions plutôt que des faits ou des informations. Est-ce que cela veut dire qu’elles ne peuvent pas être adressées et discutées ? Pas du tout. Ce que ces questions ont de particulier, c’est qu’au lieu de simplement leur trouver une réponse, nous devenons responsables de la réponse que nous leur donnons : nous devons justifier nos opinions.
En effet, si quelqu’un répond à la première question : « Aucune », nous pouvons toujours le presser de nous expliquer sa réponse « Et qu’est-ce qui te fait croire cela ? » ou bien « Et quelle serait une formation vraiment utile, selon toi ? » ou bien « En quoi est-ce important pour une formation d’être utile? ». Toute réponse doit être soutenue par des raisons, ces raisons par d’autres raisons, plus profondes, et ces raisons profondes par des valeurs et des principes. Il est toujours intéressant de les connaître et de les rendre plus explicites.
Examinez finalement ces dernières questions :
- Quand vaut-il mieux se taire que de parler ?
- Faut-il répondre tout de suite à une question ?
- Quand est-ce qu’une question est absurde ?
- Qu’est ce que les mots apportent de plus ?
Ce sont des questions du troisième ordre. Comme dans le cas des questions de deuxième ordre, les opinions divergent quant à la réponse à apporter. En plus, ces questions nous permettent de nous confronter à nous-mêmes. Elles nous font réfléchir à ce qui se passe quand nous y répondons.
Par exemple, si je réponds à la dernière question ? « Rien du tout ! », j’utilise trois mots pour dire que les mots n’apportent rien. J’ai donc quelque chose à expliquer : mes mots sont en contradiction avec mes actions ! Ce genre de question a donc une dimension existentielle. Elle nous confronte en direct, ici et maintenant, avec nos réactions et avec ce que nous faisons.
Pour le questionneur, presser plus loin celui qui répond ainsi à une telle question demande un certain courage, de part et d’autre. Le courage de prendre de la distance par rapport à soi-même et à ses opinions. Ce genre d’échange ne survient qu’entre des participants qui ont une certaine familiarité avec le dialogue socratique. Quand un cadre de confiance a eu le temps de s’établir, la réaction à des tels découvertes est le plus souvent le rire. Sans un tel cadre et sans l'habitude d'une prise de distance entre soi (son ego) et sa pensée, cette mise à jour de nos incohérences pourrait provoquer de la colère, de la honte ou d'autres émotions désagréables.
Le dialogue socratique est donc une activité éminemment éthique. Autrement dit, dans les termes du philosophe américain Jacob Needleman, « penser ensemble est un travail d'amour ».
La méthode socratique :
La démarche d’un dialogue socratique commence toujours à partir des expériences et des questions proposées par les participants. Deux possibilités s’offrent à ce point.
Soit chaque participant relate une expérience récente, mais terminée, des événements et faits réels dans lesquelles il a été personnellement impliqué, et formule une question de second ordre qui montre en quoi cette expérience est intéressante pour tous les autres participants.
Le groupe choisit ensuite la meilleure question à examiner en commun.
Soit une question d’intérêt commun (ou une question issue de dialogues précédents) est proposée d’avance et chaque participant relate une expérience personnelle qui, selon lui, illustre cette question.
Le groupe choisit ensuite l’expérience la plus parlante parmi celles qui ont été apportées.
Le contenu des dialogues reste entièrement libre. L’animateur se borne à faire respecter les règles du jeu et à relancer le processus par des questions, au cas où la conversation viendrait à s’enliser ou risquerait de dérailler vers un débat ou un monologue.
Les règles du dialogue socratique restent simples :
1) Dis ce que tu as à dire: dis ce que tu penses, exprime tes opinions.
2) Sois concret: relate des faits, des événements, utilise des métaphores qui parlent à l’imagination. Evite les concepts abstraits et l’intellectualisme.
3) Participe à une conversation commune: contribue à la construction commune d’une portion de la réalité, explore le point de vue des autres. Dialoguer n’est ni monopoliser la parole ni chercher à avoir raison.
Les grandes difficultés du dialogue socratique sont l’écoute mutuelle et la lenteur de la progression. Une promenade en forêt, avec un enfant de trois ans qui s'intéresse à chaque caillou, regarde sous les champignons ou observe à loisir l'agitation d'une fourmilière, peut être source de frustration pour l'adulte habitué à progresser rapidement et de façon efficace vers sa destination. De même, l'élucidation de chaque mot-clé, l'observation des mouvements argumentatifs, les divers détours de pensée, peuvent se révéler une source de frustration intense, d'impatience, qui n'est peut-être compensée que par la surprise d'une découverte ou la créativité qui naît d'une exploration minutieuse du terrain. .
L’expérience de départ choisie par le groupe fera l’objet d’une description détaillée par le participant dont c’est la contribution. Les autres participants auront à ce moment là l’occasion de lui poser toutes les questions de clarification nécessaires, afin que cette expérience vive dans l'imagination de chacun et soit aussi limpide qu’une vidéo des événements, sans chercher à les interpréter.
Ensuite chacun aura l’occasion d’exprimer des opinions, de formuler des hypothèses en réponse à la question de départ.
L’étape suivante sera d’examiner la valeur de ces opinions et de ces hypothèses explicatives en fournissant des arguments à l’appuis ou en défaveur de ces opinions.
L’idéal est que le groupe fonctionne par consensus lorsqu’il s’agit de décider quelles allées de recherche vont être explorées et dans quel ordre. Eventuellement, l’animateur peut procéder à un vote pour accélérer un peu les choix.
A tout moment peuvent surgir des questions du troisième ordre “Que sommes nous en train de faire ici et maintenant?” quand surgissent des réflexions du niveau supérieur par rapport au dialogue lui-même. On peut faire des parenthèses de méta-dialogue.
En effet, d’une question de 1er ordre “Qu’est-ce qu’une relation d’affaire?”, on peut toujours extraire et formuler une question de 2ème ordre “Qu’est-ce qu’une bonne relation d’affaire?” et une question du 3ème ordre “Ce que nous entretenons, ici, est-ce une bonne relation d’affaire?”
Chaque étape est écrite par l'animateur ou un assistant, sur un tableau ou un bloc de feuilles, afin de garder une trace de la progression du dialogue.
Quelle est la valeur ajoutée d’un dialogue socratique?
L’entraînement à l’écoute mutuelle. L’occasion d’être enfin entendu.
La pratique de la pensée créative consciente et de la conscience en éveil.
La consolidation de cette pratique créative et cette attitude d’éveil.
Un moment privilégié de mise en commun authentique, d’existence partagée.
Un moment de contre-pied de la culture ambiante : s'il n'y a pas de bonne réponse, il n’y a pas d’erreur, il n’y a pas d’exigence de résultat.
Cette démarche présuppose que le sens se construit en commun.
La pensée ne se développe bien qu’en public : au contact et à l’épreuve de l’intersubjectivité.
La pratique du dialogue socratique est donc un instrument idéal pour souder une équipe, ou pour améliorer l’efficacité et l’utilité des réunions.
En tant que formation, un atelier participatif au contenu libre est plus approprié à l’apprentissage des adultes qu’un atelier de type didactique « transmission d'information ». L’adulte se souvient bien mieux de ce qu’il a fait et de ce qu’il a éprouvé que des informations qui lui ont été communiquées.
Idéalement chaque groupe de participants devrait se réunir deux fois à deux semaines d’intervalle, afin d’éprouver ainsi les changements de perspective et d’attitude induits dans leur vie quotidienne par l’apprentissage du dialogue socratique.
Pour l’animateur, le lâcher-prise sur le contenu et les résultats de l’atelier est un défit majeur. La motivation des participants est difficile à prévoir et échappe à toute manipulation. Si le participant à un dialogue se sent motivé, c’est lui qui détermine vers quoi, et à quoi il veut s’engager.
L’hypothèse qu’une pensée libre engendre une action libre et un engagement authentique devrait, à travers la pratique à long terme du dialogue socratique, être mise à l’épreuve de l’expérience pratique.
Jambes, 15 décembre 2009.
Brève bibliographie.
Eugénie Végléris, Mon expérience de la consultation philosophique en entreprise, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 34, 2007.
Eugénie Végléris, Un accélérateur de maturation: la « formation » philosophique, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 40, 2009.
Oscar Benifier, Genèse d’un colloque: la diversité des pratiques philosophiques, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 31, 2006.
Gilberto Castorini, Colloque sur « le Dialogue Socratique » (Bruxelles, 29 et 30 octobre 1999), dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 6, 2000.
Kristof Van Rossem, What is a socratic dialogue?, dans Filosofie, 1, 2006, p. 48-51.
Kristof Van Rossem et Hans Bolten, La vie approfondie: à propos du dialogue socratique, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 39, 2009.