jeudi 20 mai 2010

Sur la pratique du dialogue socratique

Lart du questionnement.
Par Lucie Antoniol, coach socratique. www.dialogism.org
Une des caractéristiques du dialogue socratique, tel quil est pratiqué aux Pays-Bas et en Flandres, est de prendre pour point de départ des questions de second ordre, cest à dire des questions qui se discutent. Ce sont des questions auxquelles il ny a pas de « bonnes réponses » qui reposeraient sur laccès à des connaissances, à des définitions ou à des traits psychologiques individuels.
Par exemple Quest-ce qui est drôle plutôt que Quest-ce que je trouve drôle?
Quest-ce quun bon manager? plutôt que Quest-ce quun manager?
Comment peut-on grandir dans une fonction? plutôt que Combien dannées dexpérience faut-il en moyenne pour quune personne puisse se sentir bien dans une fonction?
Considérez les questions suivantes :
Quand part le prochain train pour Bruxelles ?
Combien pèse cette personne ?
Quelle est la capitale de lEspagne ?
Ces questions sont toutes des demandes dinformation. Elles posent toutes un problème pour lequel il existe une solution, leur réponse est vérifiable. Nous pouvons facilement et objectivement séparer les bonnes réponses, les réponses correctes, des réponses incorrectes.
Ce sont des questions du premier ordre.
Comparez maintenant avec les questions suivantes :
- Quelle est lutilité de cette formation ?
- Est-il important dapprendre ?
- Pourquoi les pays ont-ils une capitale ?
Ces questions ne sont pas résolues dès que lon y apporte une réponse possible. Sur la manière dy répondre les opinions divergent. Les réponses sont plutôt « subjectives », parce quelles sont des opinions plutôt que des faits ou des informations. Est-ce que cela veut dire quelles ne peuvent pas être adressées et discutées ? Pas du tout. Ce que ces questions ont de particulier, cest quau lieu de simplement leur trouver une réponse, nous devenons responsables de la réponse que nous leur donnons : nous devons justifier nos opinions.
En effet, si quelquun répond à la première question : « Aucune », nous pouvons toujours le presser de nous expliquer sa réponse « Et quest-ce qui te fait croire cela ? » ou bien « Et quelle serait une formation vraiment utile, selon toi ? » ou bien « En quoi est-ce important pour une formation d’être utile? ». Toute réponse doit être soutenue par des raisons, ces raisons par dautres raisons, plus profondes, et ces raisons profondes par des valeurs et des principes. Il est toujours intéressant de les connaître et de les rendre plus explicites.
Examinez finalement ces dernières questions :
- Quand vaut-il mieux se taire que de parler ?
- Faut-il répondre tout de suite à une question ?
- Quand est-ce quune question est absurde ?
- Quest ce que les mots apportent de plus ?
Ce sont des questions du troisième ordre. Comme dans le cas des questions de deuxième ordre, les opinions divergent quant à la réponse à apporter. En plus, ces questions nous permettent de nous confronter à nous-mêmes. Elles nous font réfléchir à ce qui se passe quand nous y répondons.
Par exemple, si je réponds à la dernière question ? « Rien du tout ! », jutilise trois mots pour dire que les mots napportent rien. Jai donc quelque chose à expliquer : mes mots sont en contradiction avec mes actions ! Ce genre de question a donc une dimension existentielle. Elle nous confronte en direct, ici et maintenant, avec nos réactions et avec ce que nous faisons.
Pour le questionneur, presser plus loin celui qui répond ainsi à une telle question demande un certain courage, de part et dautre. Le courage de prendre de la distance par rapport à soi-même et à ses opinions. Ce genre d’échange ne survient quentre des participants qui ont une certaine familiarité avec le dialogue socratique. Quand un cadre de confiance a eu le temps de s’établir, la réaction à des tels découvertes est le plus souvent le rire. Sans un tel cadre et sans l'habitude d'une prise de distance entre soi (son ego) et sa pensée, cette mise à jour de nos incohérences pourrait provoquer de la colère, de la honte ou d'autres émotions désagréables.
Le dialogue socratique est donc une activité éminemment éthique. Autrement dit, dans les termes du philosophe américain Jacob Needleman, « penser ensemble est un travail d'amour ».
La méthode socratique :
La démarche dun dialogue socratique commence toujours à partir des expériences et des questions proposées par les participants. Deux possibilités soffrent à ce point.
Soit chaque participant relate une expérience récente, mais terminée, des événements et faits réels dans lesquelles il a été personnellement impliqué, et formule une question de second ordre qui montre en quoi cette expérience est intéressante pour tous les autres participants.
Le groupe choisit ensuite la meilleure question à examiner en commun.
Soit une question dintérêt commun (ou une question issue de dialogues précédents) est proposée davance et chaque participant relate une expérience personnelle qui, selon lui, illustre cette question.
Le groupe choisit ensuite lexpérience la plus parlante parmi celles qui ont été apportées.
Le contenu des dialogues reste entièrement libre. Lanimateur se borne à faire respecter les règles du jeu et à relancer le processus par des questions, au cas où la conversation viendrait à senliser ou risquerait de dérailler vers un débat ou un monologue.
Les règles du dialogue socratique restent simples :
1) Dis ce que tu as à dire: dis ce que tu penses, exprime tes opinions.
2) Sois concret: relate des faits, des événements, utilise des métaphores qui parlent à limagination. Evite les concepts abstraits et lintellectualisme.
3) Participe à une conversation commune: contribue à la construction commune dune portion de la réalité, explore le point de vue des autres. Dialoguer nest ni monopoliser la parole ni chercher à avoir raison.
Les grandes difficultés du dialogue socratique sont l’écoute mutuelle et la lenteur de la progression. Une promenade en forêt, avec un enfant de trois ans qui s'intéresse à chaque caillou, regarde sous les champignons ou observe à loisir l'agitation d'une fourmilière, peut être source de frustration pour l'adulte habitué à progresser rapidement et de façon efficace vers sa destination. De même, l'élucidation de chaque mot-clé, l'observation des mouvements argumentatifs, les divers détours de pensée, peuvent se révéler une source de frustration intense, d'impatience, qui n'est peut-être compensée que par la surprise d'une découverte ou la créativité qui naît d'une exploration minutieuse du terrain. .
Lexpérience de départ choisie par le groupe fera lobjet dune description détaillée par le participant dont cest la contribution. Les autres participants auront à ce moment là loccasion de lui poser toutes les questions de clarification nécessaires, afin que cette expérience vive dans l'imagination de chacun et soit aussi limpide quune vidéo des événements, sans chercher à les interpréter.
Ensuite chacun aura loccasion dexprimer des opinions, de formuler des hypothèses en réponse à la question de départ.
L’étape suivante sera dexaminer la valeur de ces opinions et de ces hypothèses explicatives en fournissant des arguments à lappuis ou en défaveur de ces opinions.
Lidéal est que le groupe fonctionne par consensus lorsquil sagit de décider quelles allées de recherche vont être explorées et dans quel ordre. Eventuellement, lanimateur peut procéder à un vote pour accélérer un peu les choix.
A tout moment peuvent surgir des questions du troisième ordre Que sommes nous en train de faire ici et maintenant? quand surgissent des réflexions du niveau supérieur par rapport au dialogue lui-même. On peut faire des parenthèses de méta-dialogue.
En effet, dune question de 1er ordre Quest-ce quune relation daffaire?, on peut toujours extraire et formuler une question de 2ème ordre Quest-ce quune bonne relation daffaire? et une question du 3ème ordre Ce que nous entretenons, ici, est-ce une bonne relation daffaire?
Chaque étape est écrite par l'animateur ou un assistant, sur un tableau ou un bloc de feuilles, afin de garder une trace de la progression du dialogue.
Quelle est la valeur ajoutée dun dialogue socratique?
Lentraînement à l’écoute mutuelle. Loccasion d’être enfin entendu.
La pratique de la pensée créative consciente et de la conscience en éveil.
La consolidation de cette pratique créative et cette attitude d’éveil.
Un moment privilégié de mise en commun authentique, dexistence partagée.
Un moment de contre-pied de la culture ambiante : s'il n'y a pas de bonne réponse, il ny a pas derreur, il ny a pas dexigence de résultat.
Cette démarche présuppose que le sens se construit en commun.
La pens
ée ne se développe bien quen public : au contact et à l’épreuve de lintersubjectivité.
La pratique du dialogue socratique est donc un instrument id
éal pour souder une équipe, ou pour améliorer lefficacité et lutilité des réunions.
En tant que formation, un atelier participatif au contenu libre est plus approprié à lapprentissage des adultes quun atelier de type didactique « transmission d'information ». Ladulte se souvient bien mieux de ce quil a fait et de ce quil a éprouvé que des informations qui lui ont été communiquées.
Idéalement chaque groupe de participants devrait se réunir deux fois à deux semaines dintervalle, afin d’éprouver ainsi les changements de perspective et dattitude induits dans leur vie quotidienne par lapprentissage du dialogue socratique.
Pour lanimateur, le lâcher-prise sur le contenu et les résultats de latelier est un défit majeur. La motivation des participants est difficile à prévoir et échappe à toute manipulation. Si le participant à un dialogue se sent motivé, cest lui qui détermine vers quoi, et à quoi il veut sengager.
Lhypothèse quune pensée libre engendre une action libre et un engagement authentique devrait, à travers la pratique à long terme du dialogue socratique, être mise à l’épreuve de lexpérience pratique.
Jambes, 15 décembre 2009.
Brève bibliographie.
Eugénie Végléris, Mon expérience de la consultation philosophique en entreprise, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 34, 2007.
Eugénie Végléris, Un accélérateur de maturation: la « formation » philosophique, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 40, 2009.
Oscar Benifier, Genèse dun colloque: la diversité des pratiques philosophiques, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 31, 2006.
Gilberto Castorini, Colloque sur « le Dialogue Socratique » (Bruxelles, 29 et 30 octobre 1999), dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 6, 2000.
Kristof Van Rossem, What is a socratic dialogue?, dans Filosofie, 1, 2006, p. 48-51.
Kristof Van Rossem et Hans Bolten, La vie approfondie: à propos du dialogue socratique, dans Diotime, Revue internationale de didactique de la philosophie, n° 39, 2009.

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