mercredi 12 mai 2010

Diario Freddo - Lundi 11 novembre 1985

Le lit.

Une deux chevaux verte roule à tombeau ouvert en direction de l’hôpital de la citadelle.

La chambre sombre, aux fenêtres closes a déjà pris un aspect funèbre. Fabienne est malade, alitée depuis des mois, elle n’en a plus pour longtemps. Elle le sait.

Elle n’est pas sereine. Elle ne mourra pas dignement. Elle se plaint. Elle n’écoute pas ceux qui viennent la voir, tristes de cette séparation imminente. Elle est puérile, égocentrique. Elle leur reproche d’être en bonne santé. Parfois, elle innonde les sourires timides de ses visiteurs d’une pluie d’injures. Elle ne décolère pas de se voir réduite à l’état de chiffon douloureux, d’être vue avec ce visage dévasté, sous cette perruque ridicule : elle a perdu tout ses cheveux.

Elle est trop jeune pour mourir. « Ca n’arrive qu’aux autres, ça ne devait pas m’arriver ! » Questionnant la maladie : « Pourquoi moi et pas les autres ? ». Questionnant le bonheur : « Pourquoi les autres et pas moi ? ». Elle s’acharne à ne pas accepter cette mort trop prochaine. C’est contre elle qu’elle se bat. C’est elle qu’elle chasse de sa chambre, lorsqu’elle refuse les visites.

Pierre Abbé, son mari, vient la voir tous les jours. Il est le seul qui reste là, même quand elle renvoie tout le monde, quand elle pleure longuement, quand elle se cache sous les draps, quand elle refuse de se laisser consoler, quand elle repousse ses caresses. Elle lui reproche d’être toujours là, d’être si fidèle, de faire semblant de la trouver belle, encore. Elle voudrait que toutes les femmes meurent avec elle pour qu’il ne puisse jamais l’oublier. Elle lui reproche ne n’avoir pas voulu d’enfant qui lui aurait fait penser à elle.

Il se tait. Il sait qu’il l’aime encore. Que quelque chose d’important se passe. Qu’il ne faut pas parler à tort et à travers. Il l’aime au delà des mots, des promesses, des serments, des injures et des querelles d’amoureux. Il se tait toujours. Depuis qu’il sait qu’elle va mourir, il se tait. Il n’a plus le goût de parler. Il voudrait seulement s’asseoir près d’elle, la caresser, la regarder dans les yeux et, avec tout ce qu’il lui reste de tendresse, prononcer ces trois mots : « Adieu, mon amour ». Et qu’ils se donnent la main au moment où elle fermerait les yeux, où elle laisserait échapper un dernier soupir, où elle entrerait dans un repos éternel.

Elle s’agite sans arrêt, elle souffre, elle geint, elle lance des regards furieux de tous côtés. Elle ne parle plus que pour lancer ses flèches. « Tu n’es pas rasé ! Tes cheveux sont sales ! » Il voudrait répondre : « Mon amour, tu vas mourir et tu t’intéresses à mes cheveux ! Nous allons être séparés pour toujours et tu ne crois pas encore en moi ! », mais il n’ose pas. Elle n’écouterait pas. Il se sent comme muselé. Elle a muselé, fisselé, ligoté sa passion. Elle veut dévorer leur amour jusqu’à ce qu’il n’en reste rien. Elle veut tout détruire avant de sortir de scène. Elle voudrait que le monde s’arrête, quand le monde sera fini pour elle.

Au moins, au début, avant, ils se parlaient encore. Elle lisait. Elle faisait des mots croisés. - « Adepte de l’Islam, en huit lettres. On dit musulman ou mahométan ? »

- « En huit lettres ? alors, c’est musulman. »

Maintenant, elle n’arrête plus de l’injurier. Il ne compte plus les outrages. Un jour, c’est son pull marin, blanc à raies blues, qu’elle ne veut plus voir : il lui rapelle la mer. Un autre jour, elle veut qu’il jette toutes les fleurs : elle lui font penser au jardin, à la campagne. Elle est capricieuse. Elle est révoltée.

Il souhaiterait qu’elle s’éteigne paisiblement, en adulte : qu’elle voie cette mort comme le terme de ses souffrances. Et cependant, il n’est pas étonné de l’entendre hurler comme un nouveau-né. Elle n’a pas aimé la vie, elle n’aimera pas la mort non plus. Elle meurt en colère, comme si elle chiffonnait le papier d’un dessin raté et le jettait par terre. Elle meurt en hurlant, en pleurant, en gémissant, en se taisant pour toujours.

Pierre a attendu en vain des paroles de réconciliation, un aveu d’amour qui les aiderait à vaincre le moment de la fin, un dernier adieu. Le cauchemar de sa femme se termine. Le sien ne fait que commencer. Il est seul. Après un moment de flottement, d’indécision , il quitte la chambre. Pierre Abbé est compositeur dans une imprimerie. C’est lui qui compose les lignes et les pages de caractères. Voilà une page termnée.

Bientôt, il devra se lever à six heures. Aller travailler. Continuer. Seul.

Lou Schibronsky

Liège, le 11 novembre 1985

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